L'amour est-il un produit de la civilisation ?
(Michael Balint)L'une des tâches de toute éducation, et tout particulièrement de celle en vigueur dans notre type de civilisation, est sans aucun doute d'apprendre à l'individu à aimer, c'est-à-dire de l'amener à réaliser cette sorte de fusion. Ce que nous appelons amour génital n'a vraiment pas grand-chose à voir avec la génitalité ; en fait, ce type d'amour utilise seulement la sexualité génitale comme un tronc, pour y greffer quelque chose d'essentiellement différent.Bref, on attend de nous et nous espérons recevoir de la gentillesse, de l'attention, de la considération, etc., même lorsqu'il n'est pas question de désir génital ou de satisfaction génitale. Ceci est contraire aux mœurs de la plupart des animaux, qui ne montrent de l'intérêt pour l'autre sexe que lorsqu'ils sont en chaleur. Par contre, on présume que l'être humain manifeste constamment pour son partenaire un intérêt et une considération inaltérables.
On peut mettre en parallèle cette demande de considération permanente et l'enfance prolongée de l'homme. Les animaux, lorsqu'ils ont atteint la maturité sexuelle, ne manifestent plus d'attachement filial ou émotionnel à leurs parents, mais seulement le respect dû à leur force et à leur puissance. Mais nous, nous exigeons une reconnaissance éternelle et, en fait, l'homme demeure un enfant aussi longtemps que ses parents vivent, sinon jusqu'à la fin de ses jours.Toute sa vie il est supposé éprouver, et éprouve en général, de l'amour, de la considération, du respect, de la crainte et de la gratitude envers ses parents. En amour, on exige quelque chose du même genre: un lien émotionnel continu, perpétuel, non seulement tant que dure le désir génital, mais longtemps après, durant toute la vie du partenaire, ou même après sa mort.
Vu sous cet angle, ce qu'on appelle « amour génital » est un artefact de la civilisation, comme l'art ou la religion. Cela nous est imposé, sans égards pour notre nature et pour nos besoins biologiques, par le fait même que l'homme est obligé de vivre en groupes socialement organisés. L'amour génital est même doublement artificiel. Premièrement, son interférence constante avec une satisfaction sexuelle libre (génitale et pré-génitale) établit des résistances externes puis internes contre le plaisir, et favorise ainsi le développement des passions, pour que l'homme puisse, à certains moments privilégiés, vaincre ces résistances.Deuxièmement, l'obligation de faire preuve de considération et de gratitude de façon prolongée et durable nous force à régresser à la forme archaïque, infantile de l'amour tendre, voire nous empêche de jamais nous en éloigner. L'homme peut donc être considéré comme un animal qui, même à l'âge mûr, s'attarde à une forme d'amour infantile.
Il est intéressant de savoir que les anatomistes ont découvert bien avant nous des faits semblables. Ils ont découvert que, sur le plan anatomique, l'homme ressemble à l'embryon du singe plutôt qu'au singe adulte. Les anatomistes en ont conclu que l'homme présente un retard du développement biologique, que du point de vue de sa structure c'est un fœtus, ou plutôt qu'il est foetalisé,mais que, nonobstant, il a atteint un fonctionnement génital complet.
Il y a beaucoup d'autres exemples dans le règne animal où un embryon acquiert des fonctions génitales bisexuelles pleinement développées ; ce sont des embryons dits néoténiques. L'amour génital est le parallèle exact de ces formes. On trouve une fonction génitale pleinement développée, associée à un comportement infantile ; en d'autres termes, l'homme est un embryon néoténique non seulement sur le plan anatomique, mais aussi sur le plan psychique.Ce raisonnement explique certaines particularités de la génitalité chez l'homme. On sait à quel point l'amour génital est instable, surtout si on le compare aux éternelles formes « pré-génitales ». Fonction phylogénétiquement nouvelle, il n'est pas encore solidement établi l'homme n'a pas encore eu assez de temps, pour ainsi dire, pour s'adapter à cette forme d'amour ; en fait il doit y être éduqué à chaque nouvelle génération. L'amour oral, par exemple, ne demande manifestement aucune éducation de cette sorte. Et réciproquement, l'amour oral ne risque pas la faillite, tandis que l'amour génital est beaucoup plus précaire.Une autre particularité est l'attitude contradictoire de la société à l’égard de l'amour génital. D'une part, la société admire et révère le séducteur sans scrupule ou la femme fatale, même si c'est avec crainte et méfiance; d'autre part, elle rend hommage à l'amour génital durable, elle enregistre et célèbre les noces d'argent et les noces d'or, mais souvent aussi ridiculise ces relations de fidélité et les qualifie de prudentes, sentimentales et larmoyantes.
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