Du pouvoir et des mots

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Comment Freud analysait
(Paul Roazen)
(6ème partie)
Du pouvoir et des mots
Dans les dernières années de sa vie, Freud fait référence à « l'attitude affectueuse [du patient] [...] le transfert positif [...] qui est le motif le plus puissant pour faire participer le patient au travail commun de l'analyse ». Dans l'ensemble, cependant, «les analystes freudiens [ne] parlent [pas] beaucoup du transfert positif dans leur pratique. Ils travaillent, pour la plupart, le versant négatif du transfert, essayant de libérer la haine et les ressentiments, en sorte d'ouvrir la voie à une capacité d'amour sans entraves ».
Wilhem Reich alla même jusqu'à fonder tout un programme thérapeutique sur l'interprétation du transfert négatif. C'est en partie sous son influence que 1' « agression refoulée » eut un si vif succès parmi les analystes de la fin des années vingt et du début des années trente.
Freud savait qu' « il n'est pas si facile de jouer de cet instrument qu'est le psychisme ». Si un patient arrive à avoir une claire intelligence de sa vie émotionnelle, a-t-il de ce fait perdu quelque chose? Peut-être. Le prix de la conscience de soi est parfois très élevé. Une vieille rengaine d'Europe centrale l'illustre parfaitement.
C'est l'histoire d'un mille-pattes à qui l'on demande un jour comment il sait quel pied mettre devant l'autre; plus jamais il n'a marché. Bien que Freud ait convenu de la justesse d'une telle réserve à l'égard de la psychanalyse, sa méthode thérapeutique était foncièrement négative. Qu'il ait été négativiste, on peut le voir sur n'importe quelle photographie montrant son regard profond et perçant.
Freud a surtout attiré notre attention sur le fait que le psychisme est étranger à lui-même; et il supposait que les patients savent mieux que l'analyste comment assembler les éléments de leur vie et comment la vivre. L'exigeait d'eux qu'ils mûrissent; il espérait beaucoup de l'humanité.

Même s'agissant d'esthétique, il était loin d'être un romantique: « Le véritable art commence avec la dissimulation de l'inconscient. » Il admirait l'écrivain Henril: Ibsen: « Ibsen, avec sa maîtrise de soi, sa manière d'unifier et de simplifier les problèmes, et avec son art de la concentration et de la dissimulation, est un grand poète, alors que Hauptmann est le névrosé typique, qui se dépeint lui-même. »
Freud était pour un art civilisé; comme il le dit un jour à propos d'une pièce de théâtre: « Je ne perçus aucune beauté poétique dans le drame; le héros est un chien dément pour asile d'aliénés [...] L'art du poète ne consiste pas à dénicher les problèmes et a s en occuper. Cela, qu'il le laisse aux psychologues. Bien plutôt, l'art du poète consiste à produire des effets poétiques avec de tels problèmes [...] L'art du poète consiste essentiellement à voiler. »
Il pensait que « l'essentiel de l'ars poetica repose sur la technique par laquelle il recouvre le sentiment de répulsion en nous qui est sans aucun doute en rapport avec les barrières qui se dressent entre chaque moi et les autres ». Les acteurs, comme les poètes, devaient demeurer à distance de leur personnage et se contrôler: « C'est une des illusions courantes que de croire qu'un acteur doit s'identifier à son rôle. S'il s'identifie trop à son rôle, il échoue.

En un certain sens, il doit rester au-dessus de son rôle. De la même manière qu'il avait des doutes à propos de Dostoïevski, Freud signalait «les limites imposées à l'utilisation de personnages anormaux sur la scène [...] Si nous sommes confrontés à une névrose étrange et tout a fait installée, nous aurons envie de l'envoyer chez le médecin (exactement comme nous le faisons dans la vie réelle) et à déclarer le personnage inacceptable sur une scène ».
Freud poussa le rationalisme jusqu a tenter de trouver des «formules» pour décrire l'âme humaine. Il parlait de « la direction dans laquelle la solution assez simple de cette névrose devra être cherchée » comme si le patient était une énigme que l'on pouvait résoudre. Bien que de temps en temps, il ait élevé des objections contre certaines formules particulières qu'il considérait comme «assez ennuyeuses», il ne les rejetait pas en principe.
C'est à cette attitude assez mécaniste que Jung s'opposa; et cette même attitude égarait certains de ses patients, qui mettaient tous leurs espoirs dans la solution de leurs traumatismes infantiles. Ce grand désir de Freud de structurer le matériel clinique en formules ne faisait qu'un avec sa visée thérapeutique: détacher le patient de ses réactions émotionnelles primitives.
Il était plus intéressé par la magie des mots que par les gestes, et il comptait ferme sur l'aptitude du patient à exprimer verbalement ses problèmes. L'usage du divan forçait l'analyste à se fier avant tout à la puissance rationnelle de l'intelligence des mots.

« A l'origine, les mots étaient magiques, et de nos jours, ils ont gardé beaucoup de leur ancienne puissance magique. Avec des mots, une personne peut en rendre une autre merveilleusement heureuse ou la plonger dans le désespoir. Avec des mots, le professeur transmet son savoir à ses élèves; avec des mots, l'orateur transporte son auditoire et détermine son jugement et ses décisions.
Les mots provoquent des affects et constituent en général le moyen par lequel les hommes s'influencent les uns les autres. Ainsi ne devons-nous pas négliger la valeur que présente l'usage des mots en psychothérapie, et nous contenter d'entendre les mots qui circulent entre l'analyste et son patient. »
Après une interprétation correcte, il lui arriva de s'exclamer: « Maintenant, je mérite un cigare! » Depuis que Freud est mort, la communication non verbale en thérapie a eu un franc succès, mais elle vise à fortifier le moi du patient en stimulant son aptitude à dire ce que sont ses sentiments.
Freud reconnaissait que la « perlaboration » des résistances d'un patient « est certainement dans la pratique une tâche ardue pour le sujet en analyse et une épreuve de patience pour l'analyste »,mais il n'était pas particulièrement intéressé par cet aspect de la cure. il préférait reconstruire une scène de la petite enfance, car cela faisait mieux venir au conscient l'inconscient, plutôt que de fixer son attention sur les détails de la manière dont le patient venait à bout de ses résistances. Par exemple, l'un de ses patients avait peur des masques; Freud ne lui permit pas d'éviter d'en parler; il voulait savoir pourquoi les masques l'effrayaient.
Le patient lui dit que c'était à cause de la fixité de leur expression, à quoi Freud répliqua que la solution analytique lui semblait simple: à l'âge de trois ans, il devait avoir vu le visage de sa mère morte. Or, il ne se souvenait absolument pas être resté seul avec la dépouille de sa mère dans la chambre mortuaire, mais sa sœur confirma plus tard que ç'avait été le cas. Freud avait en vérité grand plaisir à dénicher l'origine d'une menue phobie comme celle-là.
En 1920 encore, il arrivait à Freud de terminer brutalement une analyse, l'hypothèse opératoire d'un tel acte étant qu'il revenait désormais au patient de terminer le déchiffrage. Néanmoins, le soutien de l'analyste, comme ses éclaircissements interprétatifs, sont bénéfiques pour le patient.
Comme le racontait Franz Alexander: « Je ne fus pas surpris d'entendre [Freud] dire que, selon son expérience, dans la majorité des cas, la réussite de la cure reposait sur la confiance totale que le patient accordait à son analyste, même s'il pensait ne jamais plus le revoir. ».

Les patients de Freud appréciaient tout autant l’élément de soutien que comportait la cure avec lui, que la façon dont l'analyse leur permettait d'en apprendre plus sur eux-mêmes. Le moi d'un patient sera fortifié par son identification avec la clairvoyance rationnelle de l'analyste; mais l'analysant doit pouvoir se servir de ce dont il a besoin dans l'analyse, et l'absence de directives lui donne précisément l'occasion de le faire.
Un aspect particulier de la pratique de Freud a déteint sur le travail d'autres analystes: sa façon d'utiliser au maximum des images de domination et de maîtrise pour décrire la méthode thérapeutique qu'il avait inventée. Si les vieilles gens étaient pour lui « inaccessibles » à l'analyse, il soutenait que « les jeunes, avant l'adolescence, sont souvent beaucoup trop influençables ».

Il se servait du concept de « conquête » pour décrire la relation qui doit s'instaurer entre l'analyste et le patient. Consulté par l'un de ses disciples, il lui écrivit: « Peut-être lui montrez-vous trop d'impatience et d'ambition thérapeutique, au lieu de vous concentrer exclusivement sur sa conquête personnelle.»
Freud se montra inébranlable et tranchant sur ce point: «L'analyse [...] présuppose le consentement de la personne qui sera analysée, et une situation dans laquelle il y aura un supérieur et un subordonné ».
Il lui arriva de parler d'un patient «désobéissant», et de dire, à propos de la période finale d'une analyse: « quand la bataille fut presque gagnée [...] ». Il faisait grand usage des métaphores guerrières: « On n'a pas nécessairement besoin de choisir comme champ de bataille les positions clés de l'ennemi. »

La résistance à l'analyse n'était-elle donc qu'un combat contre Freud? Dès le début, les Américains renièrent un certain air d'autorité dans le cercle qui l'entourait, qui par ailleurs, pour les patients d'Europe centrale, ressemblait tout simplement à une monarchie éclairée. Freud n'avait pas été élevé avec l'idée démocratique que l'opinion d'un homme vaut tout autant que celle d'un autre.
Nombre de ses patients avaient une conscience aiguë de la tendance de Freud à la tyrannie. Il usait en effet de l'intimidation, même si par ailleurs, le patient pouvait se croire responsable de la situation analytique. Un exemple: un homme qui se masturbait compulsivement passa sept années en analyse avec Freud; au cours du premier ou du second mois de son analyse, ce dernier lui dit qu'il ne ferait aucun progrès s'il ne cessait pas de se masturber.
Rétrospectivement, le patient eut le sentiment que Freud avait perverti l'analyse en se comportant comme ses parents. il aurait mieux fait de choisir la tactique inverse, mais il affirmait que les choses avaient un fondement physique et que tant que la libido n'avait pas été envoyée au diable, la voie de la sublimation restait fermée.
Selon lui, la satisfaction masturbatoire empêchait que l'on rêvât comme il fallait rêver pour une analyse. (Il pensait en effet que pour mieux faire émerger le matériel psychologique, il fallait renoncer quelque peu au plaisir.) Mais pour ce patient en particulier, qui avait déjà peur des femmes, une telle injonction ne fit que renforcer ses inhibitions.

Mais le fait que l'analyse est une situation unilatérale est peut-être plus important que la particularité d'aucune interprétation. Puisque c'est le patient qui s'épanche, alors que l'analyste reste distant, il n'est pas étonnant que Freud ait dit que le patient était « soumis » à l'analyse. Peut-être ce dernier considère-t-il à juste titre que les interprétations de l’analyste sont une forme de critique, car elles impliquent que l'analysant ne sait pas ce qu'il dit.
La soumission est inhérente à l'usage du divan - car le patient est allongé alors que l'analyste est assis. Du fait de l'autoritarisme implicite de cette mise en place, le patient peut difficilement conserver son jugement critique. D'ailleurs, le traitement vise à produire chez lui une régression temporaire pour qu'advienne ultérieurement une résolution constructive.
L'échange-don entre deux partenaires implique un égalitarisme que bannissait la conception freudienne de l'analyse. Freud ne se faisait aucune illusion sur les positions de pouvoir en général; du moins n'était-il « pas enclin à considérer les Césars comme des malades mentaux.
C'était leur position qui les conduisait aux excès; il ne faut pas donner aux gens cette sensation d'un pouvoir sans limite ». Comme il l'apprit par sa profession même, « lorsqu'un homme est doté de pouvoir, il lui est difficile de n'en pas mésuser ».

Avec les patients qu'il aimait bien, Freud pouvait se montrer naturel et tolérant envers lui-même, même s'il avait commis une faute. Comme il l'écrivit, dans certaines conditions, « nous reconnaissons que nous avons commis une erreur, et nous pouvons l'admettre devant le patient, si les circonstances s'y prêtent, sans rien sacrifier de notre autorité».
Il avait le don de gagner certains de ses patients à toutes ses doctrines, et avec ceux-là, l'échange-don était possible. Mais celui qui se mettait d'emblée en concurrence avec lui constituait une menace. Une analyse qui commençait dans une atmosphère de rivalité avec lui était rapidement ruinée.
Dans sa vieillesse, Freud se montra parfois arbitraire. Au moment des vacances de Noël, l'un de ses patients étant parti aux sports d'hiver, il en prit un autre à sa place. Et à son retour, le vacancier fut averti qu'il devrait à présent attendre son tour. Freud se sentait justifié à agir de la sorte car pour lui, le patient n'était pas habilité à décider quand travailler et quand se reposer.
Mais Otto Rank était persuadé que Freud voulait enchaîner ses disciples par la dépendance, et en particulier que le concept freudien d'homosexualité latente était une façon de tyranniser les gens. Au moins un des patients de Freud termina son analyse sur une dépression causée par la question de l'homosexualité inconsciente.

Le pouvoir de l'analyste est plus complexe dans le cas d'une analyse didactique, car il est alors en position d'influer sur la carrière professionnelle de son analysant. Dans quelle mesure Freud vint-il en aide à ses patients?
Il est difficile d'en juger; l'une dit qu'elle en sortit complètement transformée, beaucoup s'en trouvèrent moins déprimés par leurs inaptitudes, tandis que d'autres gardaient les mêmes symptômes malgré l'analyse, et que quelques-uns finirent dans une institution psychiatrique. Mais pour ses élèves qui devinrent analystes, avoir été analysés par Freud était un avantage professionnel.
Au tout début des années vingt, il n existait rien de tel que les analyses sous « contrôle », menées par des analystes en formation sous la surveillance d'analystes plus expérimentés. On pouvait consulter Freud sur un problème difficile, mais il n'encourageait pas trop cette pratique; il voulait que ses élèves apprennent par eux-mêmes et qu'ils aient confiance en leur propre jugement.
Ce qui n’empêchait pas certains analystes étrangers de débarquer avec leurs patients difficiles, espérant que Freud les sortirait de l'impasse où ils se trouvaient avec eux. A la fin des années vingt, la Société psychanalytique de Vienne était hautement organisée, avec des cours et des procédures de formation menés par des membres autres que Freud; après quelques mois d'analyse, sorte de période d'essai, l'étudiant en formation était invité aux réunions.

Comme les étrangers ne pouvaient pas rester très longtemps à Vienne, ils étaient autorisés à venir aux réunions plus tôt que les autres. Peu à peu, le contrôle des analystes en formation se formalisa; mais la position générale à Vienne, qui reflétait l'opinion de Freud, était que ces analyses didactiques n'avaient pas autant d'importance que le développement des talents thérapeutiques du candidat.
Les analystes ne contrôlaient pas les analyses menées par leurs propres analysants, mais une séparation plus radicale entre la formation et l'analyse aurait permis d'éviter que l'orthodoxie se perpétue et que le talent ne soit étouffé.
Freud pensait que les analyses didactiques ne pouvaient « pas être menées exactement comme les analyses thérapeutiques ». Les candidats étaient d'ailleurs autorisés à entretenir avec lui des relations sociales qui sinon auraient été inadmissibles. L'idée de la neutralité analytique avec les élèves est en effet assez neuve. En 1926, Freud écrivait qu' « il faut compter environ deux ans pour une telle formation ». Et en 1937: « Pour des raisons pratiques [...] l'analyse [didactique] ne peut être que brève et incomplète. Son objectif principal est de permettre à l'enseignant de juger si le candidat peut être admis à poursuivre sa formation.

Elle a rempli son usage si elle a donné à l'apprenti la ferme conviction de l'existence de l'inconscient, si elle lui permet, quand émerge un matériel refoulé, d'apercevoir en lui des choses qui autrement lui auraient semblé incroyables, et si elle lui donne un premier échantillon de la technique qui s'est avérée la seule efficace dans le travail analytique. »
Selon Freud lui-même, dans ses « vieux jours », il a « essentiellement mené des analyses didactiques », et en 1937, il avait suffisamment corrigé son opinion sur l'analyse comme thérapie, et était assez marqué par les contraintes qu'imposait le matériel analytique, pour faire cette recommandation: « Tout analyste devrait périodiquement - à des intervalles d'environ cinq ans - se soumettre à nouveau à l'analyse, sans avoir honte de faire ce pas. »

Evidemment, un tel conseil suppose que les analyses ne sont pas interminables, bien que la découverte de soi-même soit sans fin; comme les analyses didactiques ont eu tendance à s'allonger au fil du temps, la proposition de Freud, qui n'est nulle part suivie de nos jours, impliquerait une analyse pratiquement permanente.
La pratique de l'analyse comporte pour l'analyste une tentation, celle de déplacer sa vanité personnelle sur l'analyse. il est en effet facile de croire que si seulement les analyses étaient plus longues et plus approfondies, elles réussiraient mieux. Un analyste peut le penser sans paraître vaniteux, puisque c'est la situation analytique qu'il offre, soit quelque chose de très particulier, et pas seulement sa propre personnalité.

Mais Freud ne pouvait pas prévoir tous les problèmes que rencontrerait dans l'avenir la formation des analystes, ne serait-ce que parce que de son temps, la psychanalyse n'était pas aussi bureaucratisée qu'elle le devint très rapidement.
Peut-être la difficulté majeure avec la psychanalyse est-elle son perfectionnisme. L'idéal, par exemple, de l'analyste complètement analysé, qui est censé avoir été lavé de toute trace de névrose, est un mythe né des incertitudes et du manque d'assurance des premiers analystes.
Plus tard, on assista à une sorte de ritualisation vertueuse; ne pas se servir du divan fut considéré comme haute trahison, s'abstenir d'analyser le transfert négatif également (par peur d'une guérison transitoire « purement » suggestive).
Et l'idée que Freud était un dieu irréprochable est du même ordre que le mythe de l'analyste parfaitement analysé. Les analystes sont des hommes, et attendre à la neutralité dans la technique est tout simplement impossible.
Mais à la fin de sa vie, Freud n'était pas du tout d'humeur à faire des compromis sur la pratique de la cure: « il est [...] raisonnable d'attendre d'un analyste, comme une part de ce qui atteste ses qualifications, un certain niveau de normalité psychique et de rectitude.

De plus, il doit posséder une sorte de supériorité, telle que dans certaines situations analytiques, il puisse agir comme un modèle pour son patient, et dans d'autres, comme un professeur. Enfin, nous ne devons pas oublier que la relation analytique est fondée sur l'amour de la vérité - c'est-à-dire sur la reconnaissance de la réalité - et que cela exclut toute imposture et toute tromperie. »
Les écrits de Freud ont contribué à susciter chez certains de ses partisans des espoirs peu réalistes. En 1913, il avait cette ambition: « Le temps n'est pas si lointain où il sera unanimement reconnu qu'aucun trouble nerveux ne peut être compris et soigné sans faire appel à la manière psychanalytique et souvent aussi à la technique de la psychanalyse. »
Malgré la grande humanité dont Freud pouvait à l'occasion faire montre, il se permettait de considérer le fait de tenir un journal intime comme un « trait névrotique ». Et bien qu'il soit affranchi de la plupart des valeurs bourgeoises, lorsque l'un de ses premiers disciples se maria finalement sur le tard, il lui fit ce compliment: « Maintenant, vous êtes normal. »

Freud avait pris la précaution de marquer les limites de la technique analytique; il avait déterminé nombre de « contre-indications » pour la cure, mais les premiers analystes voulaient pratiquement tout analyser. Au sanatorium de Simmel, près de Berlin, qui fonctionna cinq ans avant de faire faillite, tout un chacun - les infirmières, et même les concierges - était supposé être passé sur le divan.
On oubliait facilement que la psychanalyse est une technique spécifique applicable à des problèmes particuliers. Comme l'écrivit à Freud en 1911 le Suisse Binswanger: « Je ne suis fier d'aucun succès, s'il n'est acquis par la voie de l'analyse, et [...] toute guérison me laisse insatisfait, si elle n'est analytique. »
Plus tard, Binswanger revint sur son idée: « Je croyais alors [...] que presque tous les malades devaient être analysés. il me fallut dix ans de travail et de déceptions avant de réaliser que l'analyse ne convenait qu’a un certain nombre de cas dans notre institution.

En pratique, Freud savait que la santé et la maladie ne pouvaient pas être nettement distinguées l’une de l’autre. A son cher élève Karl Abraham, il écrivit: « Nous présentons tous ces complexes, et nous devons nous garder de traiter tout un chacun de névrosé.
A un autre favori, Sandor Ferenczi, il écrivit encore: « il ne faut pas tenter de supprimer ses propres complexes, mais d'y mettre des limites; ils constituent les forces directrices légitimes de notre comportement dans le monde. »
Un médecin guérit-il vraiment? N'aide-t-il pas plutôt le corps à se guérir lui-même? Freud racontait un jour: « Un chirurgien du temps passé avait pris pour devise: « Je le pansai, Dieu le guérit. L'analyste devrait se contenter de quelque chose d'analogue. »
Freud avait du goût, et il critiqua fermement certains aspects d'un article de Wittels sur l'écrivain viennois Karl Kraus: « L'analyse est [...] censée rendre les gens tolérants, et à une telle vivisection, on pourrait reprocher en toute justice d'être inhumaine. »
Il dit un jour à la Société: « Nous n avons pas le droit d'exhiber les névroses, là où il s'agit d'une grande réalisation. » Mais il fut bien plus dur à l'égard d'un article de Sadger sur Heinrich von Kleist: « Ce n'est pas faire justice à une personnalité que de n'insister que sur l'anormalité de ses comportements sexuels, sans discerner les rapports étroits qu'ils entretiennent avec les autres forces psychiques de l'individu [...]

Il faut aussi faire reproche à Sadger d'avoir une prédilection particulière pour la brutalité [...] Notre tâche ne consiste pas à énoncer des vérités nouvelles, mais plutôt à montrer de quelle manière elles peuvent advenir.
Une certaine somme de tolérance doit passer de main en main avec une intelligence de plus en plus profonde des choses [...] pour que la vie demeure supportable. Freud formula ce qu'il reprochait à cet article « répugnant » avec le plus grand tact: « Sadger n'a pas acquis cette tolérance, du moins n'est-il pas capable de l'exprimer. »
Il n'est pas étonnant de constater que dans ce maelstrom d'idées contradictoires qui tourbillonnaient autour de Freud, quelques-uns s'égarèrent. Quels standards de normalité devons-nous adopter? Ceux des concepts que Freud a formellement formulés ou ceux de sa vie telle qu'il l'a vécue?
Freud aurait certainement approuvé le but de ce grand artiste que fut Picasso: « La tension a bien plus d'importance que le stable équilibre de l’harmonie, qui ne m'intéresse pas [...] Je veux attirer l'esprit dans une direction inhabituelle et le réveiller. » Le concept freudien de la santé, bien que rarement défini, n'était donc pas sans intérêt.
La psychanalyse, en tant que mouvement, a grandi si vite qu'elle s'est parfois trop fait valoir comme thérapie; les Américains en particulier s'en sont montrés coupables. Mais les autres aussi, les kleiniens par exemple, qui ont fait de la vérité psychologique un équivalent de la santé. La psychanalyse viennoise, sous la conduite de Freud, avait été une façon d'aider les gens à trouver leurs propres compromis.
Comme Jung le vit plus tôt que la plupart des autres, la psychanalyse en soi ne peut être un processus de maturation, elle ne peut que débarrasser le chemin de quelques obstacles encombrants.
En 1904, bien avant que n'éclatent les querelles doctrinales qui bouleversèrent le mouvement analytique, Freud avait émis cette simple proposition: « De nombreuses particularités de la méthode analytique l'empêchent d'être une forme idéale de thérapie [...] Du patient, elle exige une parfaite sincérité - en soi, un sacrifice [...]

Je considère qu'il est parfaitement justifié de recourir à des méthodes de traitement qui conviennent mieux, pour autant qu'elles ouvrent une perspective d'aboutir à quelque chose. C'est, après tout, le seul point à considérer. »
Comme le dit Jones, Freud a mis les analystes en garde contre « une ambition excessive, qu'elle soit de nature thérapeutique ou culturelle. On ne doit jamais exiger d'un patient plus que ce que lui permettent ses capacités naturelles ».
A la fin de sa vie, il en vint à conclure que les facteurs constitutionnels limitaient considérablement l'efficacité thérapeutique du processus analytique. Ainsi Binswanger rapporte-t-il qu'en 1936, au cours d'une conversation: « Freud, à [sa] grande surprise, fit cette brève remarque: La constitution est tout. » En 1937, Freud écrivait: « On ne devrait pas être surpris de constater en fin de compte que la différence entre une personne qui n'a pas été analysée et le comportement d'une personne après qu'elle ait été analysée n'est pas aussi radicale que nous y aspirons, que nous attendons qu'elle soit, et que nous soutenons qu'elle doit être.
Il considérait l'état critique de l'homme en général avec stoïcisme: « L'un des mots favoris de Freud était [...]: On doit apprendre à supporter une certaine dose d'incertitude. » Il n'en reste pas moins que pour le cercle qui s'était assemblé autour de lui, les possibilités thérapeutiques de l'analyse étaient aussi attrayantes que la perspective d'absolue compréhension finale que ses idées avaient induite.
Et certaines des qualités personnelles de Freud, qui marquèrent sa technique comme ses théories, ont aussi servi de stimulus aux dissidents, qui essayèrent de suivre son modèle en fondant leurs idées sur leur propre expérience scientifique et leur connaissance de plus en plus profonde de soi.

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