La puissance d'un baiser

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La Puissance d'un baiser
Abordez le sujet de l’éducation avec Éric et il évoquera très certainement son enfance. Troisième d’une famille de huit enfants, il a grandi dans un quartier résidentiel agréable et tout le voisinage considérait sa famille comme un foyer modèle. Médecin et père de famille dévoué, le père d’Éric rentrait de son cabinet à l’heure chaque soir et s’absentait rarement le week-end. Sa mère, femme au foyer, se consacrait aussi à ses enfants. Pourtant ni Éric ni aucun de ses frères et sœurs n’aimait être à la maison, en particulier quand leur père était présent.

Notre foyer fonctionnait à merveille, mais seulement en apparence. En réalité, il était dirigé par la peur. Non pas que mon père nous ait jamais battus, bien qu’il nous ait fessés ou giflés à de très rares occasions. Mais malheur à nous si nous le mettions en colère. Nous ne savions jamais quel genre de punition nous recevrions…
Papa était passé maître dans l’art de la discipline et maintenait l’ordre en nous paralysant par une crainte permanente. Un soir d’été, il attrapa mon frère aîné Jérémie en train de se glisser hors de sa chambre par la fenêtre pour sortir avec ses amis. Papa courut à l’extérieur et attendit qu’il fût en sécurité sur le sol. Puis il décréta : « Eh bien, fils, il est clair que tu préfères traîner à l’extérieur. Peut-être alors que tu devrais y rester. »
Pendant le reste de l’été, Jérémie a dû prendre ses repas à l’extérieur, avec les chiens. « Peut-être qu’ainsi il apprendra à se comporter en être civilisé », expliqua papa aux plus jeunes d’entre nous. Jérémie quitta la maison à l’âge de seize ans et n’y remit jamais les pieds.
 
Une autre fois, papa interdit toute sortie à ma sœur aînée Marie, la sainte nitouche de la famille, pendant un été entier. Marie se montrait généralement très responsable, mais à la fin de sa seconde, elle avait manqué un cours et papa l’avait appris. Je la revois encore, parlant à ses amies à travers la clôture de notre jardin, jour après jour, semaine après semaine. Cette punition fut sans doute parmi les plus humiliantes.
 
Quant à moi, j’avais de nombreuses raisons de craindre pardessus tout de croiser le chemin de mon père. Mais un exemple suffira. Je devais avoir onze ou douze ans quand j’essayai de fumer pour la première fois. Mon père me prit sur le fait. Il m’envoya d’abord dans ma chambre où j’attendis sa venue pendant ce qui ressembla à une éternité. Puis il entra et m’expliqua que deux options s’offraient à moi. Je pouvais soit fumer entièrement tout le paquet que je venais d’entamer, soit l’exposer sur le rebord de ma fenêtre pendant un mois et expliquer à tous ceux qui entreraient (y compris mes frères, mes sœurs et mes amis) pourquoi il se trouvait à cet endroit et à quel point mon père jugeait le tabac répugnant. Je savais où me conduirait la première option (j’aurais sans nul doute été très malade), alors je choisis la seconde.
 
Pendant le mois qui suivit, je n’eus qu’une seule obsession : empêcher les gens d’entrer dans ma chambre. Je conservais même une crainte des cigarettes des années encore après l’incident. Je redoutais tant le tabac que chaque fois que je marchais dans la rue, je veillais à rester à l’écart du moindre mégot traînant sur le trottoir. Je craignais que papa passe par hasard et s’imagine que j’avais fumé.
Un jour, je reçus un devoir d’anglais pour lequel je savais qu’il me faudrait écrire le mot « cigarette ». J’étais si effrayé à la pensée de la conclusion qu’en tirerait mon père que je détruisis le devoir et prétextai n’importe quoi pour ne pas le présenter.
Essayer de fumer une cigarette peut sembler insignifiant, mais pas pour mon père… Au lycée, j’étais devenu assez rancunier à son égard et je faisais tout ce que je pouvais pour le contrarier. Il avait peut-être le dernier mot à la maison, me disais-je, mais nulle part ailleurs. Je pense qu’il est inutile de préciser que nous n’avons jamais eu (et n’avons toujours pas) la moindre relation digne d’être mentionnée.
 
Le récit d’Éric est malheureux, mais il éveillera certainement des souvenirs familiers pour de nombreux adultes : le souvenir d’un incident similaire qui gâcha ce qui aurait pu être une enfance heureuse. Malheureusement, les parents sont parfois à ce point aveuglés par leurs principes qu’ils sont incapables de suivre leur cœur. Prêts à « faire ce qui est juste » à tout prix, ils règnent sur leur territoire, mais trop souvent, ils perdent leurs enfants en chemin.

La discipline est probablement le mot le plus galvaudé du vocabulaire de l’éducation et aussi le moins compris. La discipline ne consiste pas seulement à punir. Qu’est-ce alors ? Il s’agit de direction, mais pas de contrôle ; de persuasion, mais pas de privation ou de coercition. Elle peut inclure la punition ou la menace de punition, mais jamais la cruauté ni la force. Elle ne devrait jamais impliquer l’usage d’un châtiment corporel, une attitude qui, selon moi, révèle une certaine banqueroute morale. Elle impliquera toujours une prise en compte affectueuse de la disposition intérieure de l’enfant. Comme mon grand-père, l’auteur Eberhard Arnold, l’exprimait : « C’est l’élément crucial. Elever un enfant devrait signifier l’aider à devenir ce qu’il est déjà dans l’esprit de Dieu. »

Heureusement, à travers notre éducation, mes frères, mes sœurs et moi avons reçu une telle considération de la part de nos parents et il en résulta une relation d’amour et de confiance réciproques qui perdura, sans discontinuer, jusqu’à la fin de leur vie. Bien entendu, cette relation était fondée sur une bonne part de discipline à l’ancienne, y compris des réprimandes tellement bruyantes et dramatiques (en particulier si nous répondions à notre mère) que nous restions honteux pendant des heures, certains que les voisins avaient tout entendu.

Les insultes et les moqueries étaient considérées comme des péchés capitaux dans notre maison. Comme tous les garçons et les filles, nous nous moquions parfois des adultes qui sortaient du lot à cause de l’une ou l’autre particularité, comme Nicolas, un voisin têtu qui bégayait et Guillaume, le bibliothécaire de l’école, pédant et extrêmement grand. Cependant, même si nos cibles ignoraient tout des jeux de mots qu’elles nous inspiraient, nos parents n’y décelaient aucune trace d’humour. Ils avaient du flair pour la cruauté, peu importe où elle se cachait, et ne la toléraient pas un seul instant.

Leurs colères ne duraient toutefois jamais longtemps et même si une punition était méritée, elle était parfois annulée à la faveur d’un baiser. Un jour, à l’âge de huit ou neuf ans, je mis mon père dans une telle colère qu’il menaça de me fesser. Alors que j’attendais le premier coup, je levai les yeux vers lui et, avant que je comprenne ce qui m’arrivait, je m’écriai : « Papa, je suis désolé. Fais ce que tu as à faire. Je sais que tu m’aimes encore. » A mon grand étonnement, il se pencha, mit ses bras autour de moi et dit avec une tendresse qui venait du plus profond de son cœur :« Christoph, je te pardonne. » Mes excuses l’avaient complètement désarmé. Cet incident m’ayant permis de comprendre à quel point mon père m’aimait, il est toujours resté très vivace dans ma mémoire. L’anecdote m’enseigna aussi une leçon que je n’ai jamais oubliée et dont je m’inspirai des années plus tard avec mes propres enfants : ne craignez pas de discipliner un enfant, mais dès que vous voyez ses regrets, veillez à lui pardonner immédiatement et complètement.

Comme la situation serait différente si chacun d’entre nous était prêt à appliquer une telle compassion, non pas en nous contentant d’embrasser nos propres enfants, mais en défendant la cause de tous les enfants, partout ! En l’état actuel des choses, nous élevons une génération d’enfants non seulement que nous n’aimons pas, mais que nous craignons. Les signes en sont nombreux : depuis les couvre-feux nocturnes dans certaines villes jusqu’à la répression d’actes insignifiants comme les graffitis. Mais le plus alarmant de tous ces signes est sans doute la progression fulgurante du taux d’incarcération juvénile.
Malgré l’échec manifeste de « solutions » aussi sinistres, l’attitude adoptée envers les jeunes et les enfants à risque et les lois votées pour régler leur sort deviennent de plus en plus répressives chaque année. Au Texas, des tests de lecture normalisés en primaire servent à estimer le nombre de nouvelles cellules de prison qui seront nécessaires au moment où ces enfants seront adultes (de faibles résultats étant supposés indiquer une plus grande propension au crime).

Il y a belle lurette que les traits de caractère des enfants sont utilisés pour prédire leur comportement d’adulte ; les psychologues et les psychiatres s’y emploient depuis des décennies. Mais qu’apprend-on d’une société dont les responsables misent sur l’échec de la génération suivante, sans qu’aucune protestation ne s’élève ? Qu’apprend-on sur la façon dont nous considérons les enfants, si nous laissons les gardiens-mêmes de leur avenir nourrir des rêves aussi fatalistes ?
De toute évidence, l’exploration satisfaisante de questions aussi cruciales sort du champ de ce livre. Ainsi que l’examen des nombreux autres problèmes qui devraient être abordés au préalable, comme la raison pour laquelle tant de jeunes condamnés rencontraient déjà des problèmes en classe et quels obstacles ont entravé leurs progrès à ce moment-là.
J’hésite aussi, en l’espace de ces quelques pages, à conseiller le lecteur sur la façon d’orienter et de discipliner l’enfant à la maison; après tout, chaque petit présente un ensemble unique de points forts et de points faibles, de promesses et de défis à relever, comme chaque parent. Il vaut peut-être mieux suivre la sagesse de Janusz Korczak (1878-1942), remarquable pédiatre juif, dont je raconterai l’histoire plus tard. Il écrit :
Vous êtes vous-même l’enfant que vous devez apprendre à connaître, à éduquer et, par-dessus tout, à éclairer. Exiger que d’autres vous donnent les réponses revient à confier la naissance de votre enfant à une étrangère. Certains constats seront uniquement engendrés par votre propre douleur et il s’agira des plus précieux. Recherchez en votre enfant cette partie inconnue de vous-même.
Pour ce qui est des constats nés dans la douleur, mon épouse Verena et moi en avons récolté à profusion en élevant huit enfants. Comme la plupart des parents, nous modifierions probablement beaucoup de choses si nous avions l’opportunité de tout recommencer. Un jour trop indulgents, le lendemain trop stricts, il nous est également souvent arrivé de soupçonner à tort ou d’avaler n’importe quoi. Evidemment, nous avons aussi appris plusieurs leçons fondamentales.

Quand un enfant est conscient d’avoir mal agi et que sa bêtise n’entraîne pas la moindre conséquence, il apprend qu’il peut très bien s’en tirer en toute impunité. Il est terrible pour l’enfant de recevoir ce message. Si le problème et la bêtise peuvent paraître insignifiants avec un tout petit, il n’en demeure pas moins que l’absence de réaction peut avoir des répercussions bien plus tard. Le vieux dicton « Petits enfants, petits soucis ; grands enfants, grands soucis » est facile à écarter. Comme la plupart des clichés, il contient pourtant une vérité significative. Un enfant de six ans chaparde peut-être des bonbons, mais à seize ans, il pourrait voler à l’étalage. Or, si la volonté d’un petit enfant peut être orientée avec une facilité relative, un adolescent rebelle ne peut être discipliné qu’au prix des efforts les plus épuisants.
Les conséquences sont donc nécessaires, mais elles ne suffisent pas. La discipline implique davantage que le flagrant délit et la punition. Il est bien plus important d’incliner la volonté de l’enfant vers le bien, ce qui nécessite de l’encourager chaque fois qu’il opte pour le bien au lieu du mal ou, comme ma mère avait coutume de l’expliquer, de le « rallier au bien ». Bien sûr, il ne s’agit en rien de manipulation, mais les élever ne consiste jamais uniquement à les faire obéir. Notre objectif sera plutôt toujours de les aider à gagner la confiance qui leur permettra d’explorer la vie tout en connaissant leurs limites. C’est en effet la meilleure préparation à la vie d’adulte.

Un journaliste demanda à l’auteur Anthony Bloom ce qui ressortait le plus clairement de son éducation maintenant qu’il était adulte. Bloom, fils d’un célèbre diplomate dont les voyages avaient entraîné la famille dans des aventures pittoresques partout dans le monde, répondit simplement :
Deux choses que mon père disait et qui m’ont impressionné et suivi tout au long de ma vie. L’une était celle-ci : Je me souviens qu’après les vacances, mon père me dit : « Je m’inquiétais pour toi. ». Je m’étonnai : « Pensais-tu que j’avais eu un accident ? » Il répondit : « Cela n’aurait pas eu grande importance… Je pensais que tu avais perdu ton intégrité. » Une autre fois, il me dit : « N’oublie jamais ceci : peu importe que tu sois vivant ou mort, ce qui importe est ce pour quoi tu vis et ce pour quoi tu es prêt à mourir. » Ces deux principes furent le fondement de mon éducation…
Contrairement aux pères comme celui de Bloom, qui inspirent l’intégrité au lieu de l’enseigner, certains parents succombent à l’habitude mesquine de vouloir prendre leur enfant la main dans le sac et d’utiliser cette preuve pour démontrer sa culpabilité. C’est un acte de violence morale. De même que se défier d’un enfant, l’espionner ou lui attribuer de mauvaises intentions, autant d’attitudes qui l’affaibliront en le portant à douter de lui-même. Critiquer et reprendre constamment un enfant finira également par le décourager. Pire, il se verra ainsi ôter la meilleure raison de vous faire confiance : la certitude que vous le comprenez. Fröbel écrivit :
Trop d’adultes blâment des enfants qui (même s’ils ne sont pas complètement innocents) ne dissimulent toutefois aucune culpabilité. Autrement dit, les enfants n’ont pas conscience des motivations et des incitations dont les adultes les accusent et qui rendent leurs actes « mauvais ». Les enfants sont souvent punis pour des choses qu’ils tiennent de ces mêmes adultes… Les parents leur inculquent alors de nouvelles fautes ou éveillent tout du moins leur attention à des idées qui n’auraient sans doute jamais germé spontanément dans leur esprit.
 
Naturellement, chaque enfant a besoin d’être corrigé régulièrement. La plupart en ont besoin plusieurs fois par jour. Mais quand les enfants sont punis trop sévèrement, le but ultime de la correction(les aider à prendre un nouveau départ) est assombri par la discipline elle-même. C’est pourquoi il vaut toujours mieux croire en la puissance du bien et laisser à l’enfant le bénéfice du doute.
Ainsi, une faute comme l’égoïsme est rarement identique chez les enfants et chez les adultes. Incapables de voir le monde autour d’eux autrement qu’à travers leur propre perspective limitée, les enfants y règnent en seigneurs absolus. En particulier lorsque, très jeunes, ils sont simplement (innocemment et avec raison) le centre de leur propre petit univers.

La malhonnêteté est un autre problème que les parents ont tendance à vouloir régler sans considération pour le point de vue de l’enfant. Il est très certainement important, lorsqu’un enfant s’est montré malhonnête, d’examiner les faits et de l’encourager à les affronter, mais il est rarement bénéfique d’approfondir les motivations de l’enfant et toujours néfaste de le contraindre à une confession. Après tout, c’est peut-être seulement l’embarras ou la honte qui a poussé l’enfant à vouloir se sortir d’une position difficile au moyen d’une fausse vérité ou même d’un mensonge éhonté, pour peu qu’il ait été mis sous pression ou effrayé. Les adultes ne réagissent-ils pas de la même manière pour des raisons identiques ?
Il est nécessaire de pardonner des dizaines de fois par jour, mais peu importe avec quelle fréquence un enfant s’attire des ennuis, ne perdez jamais foi en lui. A l’instar du mensonge, qui peut dire si le défaut dont un enfant cherche à se défaire n’est pas le reflet de la même erreur ou de la même propension chez ses parents ? Décréter qu’un enfant est sans espoir, c’est se laisser tenter parle désespoir et, dans la mesure où le désespoir est un manque d’espoir, il est aussi un manque d’amour. Si nous aimons réellement nos enfants, il peut nous arriver de lever les bras au ciel en signe de découragement, mais jamais nous ne renoncerons à leur sujet. Dieu a envoyé aux Hébreux non seulement la loi mosaïque mais aussi la manne, le pain du ciel. Sans un tel pain, à savoir sans chaleur, sans humour, sans tendresse et sans compassion, la discipline la plus soigneusement envisagée finit toujours par allumer un contre-feu.
Se montrer un ami et un compagnon, ainsi qu’un parent, exige incontestablement une double dose de patience et d’énergie, mais comme le souligne David, l’avocat qui renonça à son emploi pour assumer son rôle de père, peu de choses sont aussi gratifiantes :
Quand j’y songe, il est bien plus facile de vivre avec des enfants qui vous craignent qu’avec des enfants qui vous aiment, parce que si vos enfants vous craignent, quand vous rentrez chez vous, ils disparaissent. Ils se cachent. Ils vont dans leur chambre et ferment la porte, et vous leur facilitez la tâche en bourrant leurs chambres d’ordinateurs, de télévisions, de chaînes stéréo et plein d’autres choses. Mais si vous avez des enfants qui vous aiment, vous ne pouvez plus vous en défaire ! Ils s’accrochent à vos jambes, ils tirent sur votre pantalon, vous rentrez et ils réclament votre attention. Vous vous asseyez et ils vous grimpent dessus. Vous avez la sensation d’être un toboggan ambulant, mais vous vous sentez aussi aimé.
 
Le désir d’être vulnérable est également un aspect important de l’éducation. Peu d’expériences nous ont autant rapprochés de nos enfants, ma femme et moi, que les cas où nous avons réagi excessivement, avant d’en prendre conscience et de leur demander pardon. Plus que toute autre chose, nos excuses nous rappelaient que les enfants dépendent eux aussi de la promesse de pouvoir tout recommencer chaque matin. Ils devraient toujours jouir de la même opportunité, peu importe à quel point ils ont été désobéissants la veille. Et peu importe ce qu’ils traversent, ils devraient toujours avoir l’assurance que nous sommes prêts à les soutenir, à nous tenir, non pas au-dessus d’eux, mais bien à leurs côtés.
De toute évidence, chaque famille connaît ses hauts et ses bas, ses périodes d’épreuve et ses drames embarrassants. Il n’existe rien de plus complexe sur le plan émotionnel que la relation qui unit un parent à son enfant, mais il n’existe non plus rien d’aussi merveilleux. C’est à cela qu’il faut nous accrocher chaque fois que nous atteignons le bout de nos ressources.

Plus tôt dans ce même chapitre, j’ai fait référence à Janusz Korczak, dont les écrits sur les enfants sont respectés à travers toute l’Europe. Enseignant dont le dévouement désintéressé envers les orphelins du ghetto de Varsovie lui avait valu le titre de « Roi des enfants », Korczak ne se lassa jamais de rappeler quelle impression cela faisait d’être un enfant dans un monde adulte et souligna l’importance de les éduquer non pas « avec sa tête », mais bien« avec son cœur ».
L’insistance de Korczak sur ce qu’il appelait « se tenir du côté des enfants » ne resta pas pure théorie. Le 6 août 1942, alors que les deux cents orphelins confiés à ses soins étaient rassemblés et chargés dans des trains pour les chambres à gaz de Treblinka, Korczak refusa que des amis non-juifs organisent sa fuite en dernière minute et choisit plutôt d’accompagner ses protégés dans ce voyage horrible qui les amenait vers la mort.

Peu de cas de dévouement sont aussi émouvants que celui de Korczak et aussi surréalistes, peut-être à cause du gouffre qui sépare nos conditions de vie de celles, innommables qui exigèrent son sacrifice. Pourtant, malgré la distance entre son époque et la nôtre, bien trop d’enfants dans le monde moderne souffrent faute d’un tel gardien : un seul adulte qui les prendrait par la main et les accompagnerait quoi qu’il arrive. Même à nous, qui vivons àune époque de paix et de prospérité relatives, les dernières paroles de Korczak nous rappellent non seulement son héroïsme, mais encore lancent un défi à tous ceux d’entre nous qui ont jamais élevé (ou espèrent élever) un enfant : « On ne laisse pas des enfants malades la nuit, dit-il. Et on n’abandonne pas des enfants dans un moment comme celui-ci. »

                                                                                                  Johann Christoph Arnold

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