Notre société est-elle plus violente ?

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Depuis trente ans, les actes violents sont de moins en moins nombreux dans notre société. Cependant, ils nous semblent de plus en plus intolérables.
Le thème de « la violence » est devenu central dans le débat public à partir du début des années 1990. Les responsables politiques commentent en permanence diverses statistiques s’y rapportant : violences sexuelles, violences dans « les banlieues », violences à l’école, homicides, braquages, etc. Les médias relayent et illustrent ces interrogations en puisant dans l’intarissable source des faits divers. Dans la population, il est fréquent de commenter « toute cette violence » pour exprimer une inquiétude allant des tags sur des murs de son quartier jusqu’aux phénomènes de terrorisme international. C’est dire si beaucoup de choses s’amalgament à travers cette notion de « violence » et si le risque est grand de ne faire qu’ajouter aux discours et aux « prénotions », comme disait Émile Durkheim. Si elle veut s’en prémunir, l’analyse à prétention scientifique doit poser deux constats préalables.
• Hétérogénéité des comportements violents. Il n’est pas sérieux de regrouper et d’interpréter ensemble des assassinats mafieux, des infanticides, des violences conjugales, des vols avec violences, des viols, des incestes, des actes de pédophilie, mais aussi des violences verbales en tous genres, des gifles, des coups de poings, des jets de pierre sur des voitures de police, des dégradations d’Abribus ou de cabines téléphoniques, des incendies de véhicules, etc. Ces infractions sont de nature largement différente. Leurs causes, leurs motivations, leurs auteurs, leurs victimes, les lieux et les circonstances de leur perpétration sont extrêmement divers. Il faut donc délimiter un objet présentant une relative homogénéité. Nous parlerons ici des violences interpersonnelles, physiques, sexuelles et verbales. Ceci exclut les violences anonymes de masse de type terroriste, les violences d’État (y compris les violences policières) ou encore les violences politiques collectives telles que les émeutes, ou les actions violentes commises par des groupes d’extrême droite ou d’extrême gauche.
• Construction juridique et sociale des comportements dits violents. Est illégitimement violent ce qu’une société reconnaît comme tel et qu’un droit sanctionne comme tel. La définition des comportements violents n’a rien d’intemporelle, elle ne cesse au contraire d’évoluer dans nos sociétés. Le phénomène est particulièrement net dans le cas des violences faites aux femmes et aux enfants, mais il est beaucoup plus général. Dès lors, comment raisonner sur l’évolution d’un phénomène dont la définition ne cesse de s’élargir ? L’on croit le plus souvent « nouveaux » des comportements qui ne le sont que dans leur dénonciation.
Fort de ce double postulat, nous tentons de construire un cadre interprétatif global et complexe, qui permette d’émanciper la réflexion de l’équation simpliste « réductionversus augmentation de la violence ». Ce modèle sociohistorique consiste dans un ensemble articulé de cinq processus (1)

Transformation du statut de la violence

La célèbre thèse de Norbert Elias sur le « processus de civilisation » – parlons plutôt de « pacification », mot moins normatif – n’est pas obsolète. En effet, contrairement à un préjugé omniprésent dans le débat public, les violences interpersonnelles ne connaissent pas d’« explosion » depuis une quinzaine d’années (encadré ci-dessous). Au contraire, un processus de pacification des mœurs continue à travailler la société française et participe du recul lent, irrégulier mais continu de l’usage de la violence interpersonnelle comme issue aux conflits ordinaires et quotidiens de la vie sociale. Il la réduit parce qu’il a pour conséquence première de la stigmatiser, de la délégitimer. D’où un paradoxe qui n’est qu’apparent : le sentiment général d’une augmentation des comportements violents peut parfaitement accompagner un mouvement d’accélération de leur dénonciation mais aussi de stagnation voire même de recul de leur fréquence réelle. En réalité, notre société ne supporte plus la violence, ne lui accorde plus de légitimité, ne lui reconnaît plus de sens. Du coup, les comportements changent de statut. Ce qui était regardé jadis comme normal ou tolérable devient anormal et intolérable. Ceci concerne massivement les violences sexuelles, les violences conjugales, les maltraitances à enfants, les bagarres entre jeunes. Cette mutation s’étend aussi à la violence psychologique ou morale, sans dommage physique, c’est-à-dire à la violence verbale. De là, la fortune de la notion de harcèlement moral.
Cette transformation de nos sensibilités et de nos représentations s’articule fondamentalement sur une mutation du statut de victime dans la société française. Outre que l’élévation du seuil de sensibilité élargit le champ des actes dénoncés comme insupportables, elle accentue la compassion et l’empathie morale envers les victimes de ces actes, surtout si est présente la notion de souffrance (2). 

Criminalisation : quand l’État veut discipliner

De Karl Marx à Zygmunt Bauman en passant par N. Elias, l’école de Francfort et Michel Foucault, la plupart des traditions intellectuelles s’accordent sur le fait que la disciplinarisation aura été l’une des caractéristiques majeures de la « modernité ». Le débat porte sur les leviers de ce processus. L’action de l’État en a toujours été un. Ainsi, dans les années 1990, confrontés aux conséquences du chômage de masse et du redéploiement des inégalités, à un haut niveau des vols et cambriolages et à une demande de sécurité croissante, la plupart des États occidentaux ont fortement réinvesti leurs prérogatives régaliennes en matière pénale et tenté d’imposer un nouveau contrôle social (3). Le processus de criminalisation en est la clef. Il se poursuit sans discontinuité depuis le début des années 1980 . Le législateur ne cesse de créer de nouvelles infractions ainsi que de durcir la poursuite et la répression d’incriminations préexistantes. De trois manières : en alourdissant les peines encourues, en changeant la qualification de certaines infractions (par exemple de la contravention au délit), et en durcissant la qualification de certaines infractions (surtout les vols et les atteintes aux personnes) par l’ajout de « circonstances aggravantes ». Outre le renforcement continu de la pénalisation des violences sexuelles, des violences visant certaines catégories de personnes (les conjoints, les mineurs, les fonctionnaires), certains lieux (notamment les établissements scolaires) ou certaines circonstances (les manifestations, le fait d’agir « en réunion »), on relève aussi dans les années 1990 la création des délits de bizutage et de harcèlement moral. Enfin, depuis 2002, nous sommes entrés dans une période de véritable frénésie sécuritaire avec près de 50 réformes du code pénal et du code de procédure pénale (4).

Judiciarisation des conflits de la vie sociale

La judiciarisation consiste dans le fait de recourir à la justice pour régler des litiges, conflits, différends en tous genres. Ce processus est bien entendu favorisé par les deux précédents. Mais il est lié aussi à l’évolution des modes de vie en tant qu’ils réduisent les capacités de régulation des conflits interindividuels dans les microcommunautés sociales. L’urbanisation se poursuit en effet en raison du développement de la périurbanisation, cette dernière ne s’accompagnant en réalité d’aucune reconstruction de dynamique communautaire. Au contraire, les modes de vie périurbains séparent toujours plus le lieu d’habitat familial du lieu de travail, des commerces où l’on fait ses courses et parfois des équipements scolaires, des loisirs et des lieux de l’engagement associatif. Nos lieux d’habitation sont par conséquent toujours plus anonymes. En centre-ville, ne pas connaître ses voisins est courant, l’anonymat est la règle dans les transports en commun et dans les lieux de loisirs. De manière générale, les contacts de proximité s’amenuisent à une vitesse accélérée. Dès lors s’accentue encore un mouvement ancien de réduction des capacités de règlement infrajudiciaire des conflits inter­individuels. Faute d’interconnaissance, d’habitude du dialogue et de médiation, les individus se retrouvent seuls entre eux pour réguler leurs conflits et n’ont d’autre solution, s’ils ne parviennent pas à s’entendre, que de se retourner vers les pouvoirs publics.
Ainsi les principaux changements enregistrés dans les zones de gendarmerie ne résident pas dans la nature des comportements délinquants mais, d’une part, dans l’élargissement de la définition de la délinquance, d’autre part dans les transformations des façons de travailler des gendarmes et des comportements de plainte des habitants. À tel point que ce dont les gendarmes se plaignent le plus est l’évolution des comportements des habitants qu’ils décrivaient tour à tour comme « assistés », « individualistes » et les harcelant de petites demandes ne relevant pas, selon eux, de leur compétence, s’agissant en particulier de conflits de voisinage, d’incivilités attribuées aux jeunes et de conflits conjugaux ou familiaux dans lesquels les gendarmes se sentent parfois même instrumentalisés (5).

Compétition pour les biens de consommation

À l’orée des années 1960, la société française connut une très forte croissance de la proportion des jeunes. Les phénomènes de délinquance juvénile s’en trouvèrent donc également plus nombreux. Le débat public de l’époque s’en fit du reste l’écho à travers la peur des « blousons noirs ». Toutefois, derrière les constructions médiatiques basées sur des événements spectaculaires mais rares, le cœur de la délinquance juvénile et de son augmentation est alors constitué par des vols. Certains sont d’un genre nouveau. Ni vol de survie du pauvre, ni du vol « professionnel », ils visent des objets qui incarnent la société de consommation : la Mobylette et la voiture. L’essor constant de cette société de consommation s’accompagne ainsi du développement d’une délinquance d’appropriation qui constitue une sorte de redistribution violente. La « modernité » se caractérise donc aussi par cette compétition de plus en plus âpre pour la possession des biens de consommation, dans une société où l’anonymat facilite grandement la tâche des voleurs. Là réside la caractéristique principale des transformations de la deuxième moitié du XXe siècle. De fait, le principal risque dans la société française contemporaine est de se faire voler des biens ou de l’argent permettant d’acquérir des biens, dans son commerce, chez soi ou dans l’espace public : voiture, scooter, sacs à main, vestes et portefeuilles, bagages, et désormais aussi téléphones portables, MP3, ordinateurs portables, consoles de jeux, etc. Et de se faire violenter si d’aventure on tente de résister au vol.

Ségrégation : des « ghettos » à la française

Après avoir analysé des processus qui traversent toute la société française, il faut s’interroger sur les différences relatives des types de territoire et de groupes sociaux les habitant. Non seulement les modes de vie des « hypercentres » diffèrent largement de ceux des zones rurales « profondes » et des zones périurbaines en pleine croissance, mais au sein même des « banlieues » des moyennes et grandes villes, la polarisation sociale ne cesse de croître. À tel point que les sociologues n’hésitent plus à parler de « ghettoïsation » (Didier Lapeyronnie) et de « séparatisme social » (Éric Maurin). Et ces processus ne sont pas seulement spatiosocioéconomiques, ils ont aussi des conséquences psychologiques en termes d’identités collectives (donc de frontière tant sociale que mentale).
Les enquêtes annuelles de victimation de l’Insee signalent que les agressions, comme les vols contre les particuliers, sont plus intenses dans les zones urbaines sensibles (zus). Les enquêtes locales de victimation du Cesdip précisent que les zus n’enregistrent des taux vraiment plus élevés qu’en matière d’agressions intrafamiliales. Nos études sur dossiers judiciaires appuient ce constat de violences graves (tant les homicides que les coups et blessures suivis d’ITT (6), chez les majeurs comme chez les mineurs), produites la plupart du temps dans le cadre de l’interconnaissance et souvent dans des relations familiales ou conjugales. Elles surviennent plus souvent qu’ailleurs dans les territoires qui concentrent les personnes en situation de grande précarité socioéconomique. Facteur supplémentaire de mal-être, de dépressivité, de stress et d’agressivité, cette dernière ne peut qu’envenimer les conflits interpersonnels à tous les niveaux : au sein des familles, entre voisins, entre groupes de jeunes, entre les familles et les enseignants et entre les jeunes et les policiers. C’est ici une sorte de violence du ressentiment, de l’échec et de l’humiliation.
Alliée au développement continu de la société de consommation, cette ségrégation constitue le principal facteur contredisant le processus général de pacification des mœurs commencé à la fin du Moyen Âge en Europe (7). C’est donc à la question de l’organisation démocratique de la répartition des richesses déterminant les conditions de vie que renvoie aussi in fine l’analyse de l’évolution des violences interpersonnelles dans nos sociétés dites « postmodernes ».

Quel avenir pour les questions de « violence » ?

La prospective est un exercice difficile pour un sociologue. Le modèle sociohistorique proposé est complexe, il articule cinq processus de nature différente. Les cinq processus semblent devoir se poursuivre voire même s’amplifier lorsqu’ils correspondent à des évolutions profondes dans nos modes de vie et nos représentations. Pacification, judiciarisation et compétition pour la consommation semblent ainsi devoir continuer à se développer de plus belle dans les années à venir. Le processus de ségrégation continue actuellement à s’enraciner, les évaluations nationales – comme le dernier rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles – n’étant guère rassurantes (8). Il relève cependant en bonne partie de l’action (ou de l’inaction) des pouvoirs publics. Reste enfin le processus de criminalisation qui dépend plus directement des évolutions de la gestion politique des questions de sécurité. La stratégie actuelle des pouvoirs publics est de répondre à la « question de la violence » par l’entretien d’un climat d’inquiétude à l’occasion des faits divers (concernant les bandes, les mineurs de moins de 13 ans, les agressions en milieu scolaire, les armes à feu, la récidive, etc.), par un usage frénétique de l’incrimination (c’est-à-dire l’élaboration permanente de nouvelles lois durcissant le code pénal, souvent même avant que l’on dispose d’évaluations des précédentes) et par une prévention qui se réduit quasiment à la vidéosurveillance (dont l’efficacité est critiquée dans le milieu scientifique). On pourrait imaginer une autre gestion politique, mais ce n’est plus de l’ordre de la prospective.

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