Masturbation féminine : tabou ou secret ?
La masturbation concernerait près de 85 % de femmes et serait le meilleur moyen d’atteindre l’orgasme. Mais la plupart d’entre elles la considèrent encore comme une pratique honteuse.
Je devais avoir 8 ans, et quand je n’avais pas été sage, mon père m’enfermait dans le placard à balais, raconte Maryse, 58 ans. Accroupie dans ce sombre réduit, je m’étais aperçue qu’en frottant mes cuisses serrées l’une contre l’autre, j’éprouvais des sensations très agréables. Je jubilais que la punition du placard se soit ainsi transformée en plaisir, comme un pied de nez à l’autorité de mon père, pour qui les femmes n’avaient pas voix au chapitre. Cela dit, j’avais très peur qu’il me découvre. Ç’aurait été l’horreur ! » Cette première association du plaisir et de la honte a-t-elle marqué Maryse ? Durant des années, elle a entretenu avec les hommes des relations où elle ne trouvait son plaisir que dans la soumission et, comme elle dit, « la honte d’être vicieuse ».
Très peu de femmes ont accepté de nous parler de leur pratique solitaire. Certaines en la niant : « Je n’en ai pas besoin, j’ai ce qu’il me faut à la maison ! » D’autres en refusant tout net : « Je raconterais plus facilement comment je fais l’amour que comment je me caresse. » « Leur refus ou leur réticence signifie que le tabou subsiste, estime Serge Tisseron, psychanalyste. Bien sûr, elles ne disent plus que c’est une pratique “honteuse”. La honte est un sentiment si dou-loureux qu’on la dissimule sous des expressions impersonnelles – “C’est la honte”, disent les ados, plutôt que “J’ai honte” – ou on la minore, sous forme de réticence ou de refus de répondre. »
Vingt siècles de culture judéo-chrétienne n’y sont certainement pas étrangers. Au printemps de cette année, le Vatican, comme en écho à une étude d’un prêtre espagnol concluant que rien dans les textes sacrés ne prouvait que la masturbation était immorale, a déclaré que « la masturbation est mauvaise » et a demandé aux catholiques de ne plus se masturber. Si, pour les hommes, le tabou repose sur le "gaspillage" de leur précieuse semence, l’interdit relève davantage, pour les femmes, du refoulement : « Bien que critiquée, la masturbation des hommes est admise en cas d’urgence, de pulsions irrésistibles, explique Serge Tisseron. L’admettre pour les femmes, ce serait accepter qu’elles aussi ont des pulsions sexuelles irrésistibles, ce que les hommes refusent, tout simplement parce qu’ils ne peuvent pas répondre à ces pulsions s’ils ne bandent pas. La peur de ne pas “assurer” face à une femme désirante sous-tend toute la morale sexuelle édictée par les hommes. Imaginer qu’elles peuvent satisfaire sans eux leurs désirs est extrêmement douloureux. D’où le tabou posé sur la masturbation féminine. »
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Au XIXe siècle et au début du XXe, le corps médiacl se déchaînait contre cette pratique, responsable, selon lui, de surdité précoce, de vertiges, voire d’arriération mentale chez les hommes, et conduisant à l’hystérie chez les femmes. Une hystérie que l’on soignait par l’emprisonnement avec camisole de force, l’excision chirurgicale, la cautérisation du clitoris au nitrate d’argent, méthode préconisée en 1886 par l’Académie de médecine elle-même. Aujourd’hui, le discours s’est quelque peu adouci, mais la masturbation reste le signe « d'un manque affectif ou, du moins, d'un manque de satisfactions sexuelles plus normales », selon l’avis médical relevé sur le site www.medecine-et-sante.com, avec des contradictions qui illustrent bien l’embarras des médecins : « Le nouveau rapport Hite montre que, pour les femmes, la masturbation est le meilleur moyen d'atteindre l'orgasme,et elle en concernerait 85 %. La pénétration par l’homme, elle, ne marche qu’une fois sur trois… »
85 % de succès contre 33 %, n’est-ce pas suffisant pour la conseiller à toutes les femmes anorgasmiques ? Eh bien non, affirme le même avis médical : « Dans l’immense majorité des cas, la masturbation est normale et sans danger, sans qu’elle soit recommandable, car elle reste un plaisir solitaire et narcissique, piètre et triste substitut à une relation amoureuse sincère.» L’idée que relation amoureuse épanouie et masturbation puissent coexister semble impensable au corps médical. Comme d’ailleurs à beaucoup de femmes… « Mes patientes éprouvent de la gêne à aborder le sujet, confirme Gérard Leleu, médecin généraliste et thérapeute de couple. “Je n’ai pas besoin de ça, docteur, je suis mariée”, disent-elles. Elles ne jurent que par le bonheur à deux, la masturbation devenant une sous-sexualité réservée aux solitaires ou aux veuves. »
Aucune caresse n’est honteuse
Jusqu’à l’âge de 5-6 ans, tous les enfants explorent leur corps de la tête aux orteils, en passant par le sexe, avec le plaisir d’expérimenter toutes sortes de sensations. C’est le moment de leur donner les repères qu’ils intégreront pour la vie : le plaisir est une bonne chose et leur corps est à eux. Ce qui implique de ne pas s’offusquer, de ne pas gronder l’enfant qui se touche, et, surtout, de lui expliquer que personne, ni un adulte ni même un copain ou une copine, n’a le droit de toucher son corps s’il (ou elle) n’en a pas envie. La difficulté est de faire comprendre qu’aucune caresse n’est honteuse, sauf si elle est imposée. Il faut également faire passer le message que la pudeur et l’intimité sont indispensables. Pas question de laisser l’enfant se caresser devant tout le monde, pas plus qu’il n’a à apporter son pot au milieu du salon. « Les adultes ne respectent pas suffisamment l’intimité de l’enfant, s’insurge Frédérique Gruyer, psychosexologue. Ils rentrent dans la salle de bains sans frapper, font des commentaires égrillards sur la poitrine naissante d’une fillette… Ce sont des agressions apparemment anodines, mais tout ce qui est grivois contribue à perpétuer l’idée que la sexualité est “honteuse”. »
Bref, si découvrir son corps en le caressant est un délicieux secret, on ne le partage pas avec n’importe qui, comme le confirment d’ailleurs les hommes : « Je sais que les femmes ont beaucoup de plaisir en se masturbant, mais je ne l’ai jamais vu. Ma copine a toujours refusé de le faire devant moi. » « Jouir, c’est s’abandonner, explique Serge Tisseron. Donner à voir son abandon est une marque de confiance absolue que bien des couples se refusent. Le mythe de l’orgasme simultané des deux partenaires, qui serait le nec plus ultra, permet surtout de ne rien donner à voir, puisque les deux partenaires sont trop concentrés sur leur propre plaisir pour voir celui de l’autre. »
Si l’on en juge par le nombre de films pornos ou de sites Internet dédiés au sexe qui s’ouvrent sur une scène frénétique de masturbation féminine, force est de constater que celle-ci tient une place de choix dans les fantasmes masculins. Les images sont pourtant bien peu conformes à ce qui se passe dans la réalité : « C’est parce que l’on retrouve ici la “mâle peur”, souligne Gérard Leleu. L’homme voudrait s’approprier le plaisir féminin, en être le seul initiateur, tout en ayant l’intuition que ce plaisir est extraordinairement puissant. Dans son imaginaire, la femme ne peut se caresser qu’avec violence, comme si elle était possédée. » Qui ne se souvient de la fameuse scène du film L’Exorciste où la jeune femme possédée par le démon se masturbe avec un crucifix, les yeux exorbités ? « Un fantasme du cinéaste ! rit le révérend père Belot. Après de nombreuses années d’exorcisme, je peux vous affirmer que je n’ai jamais vu une possédée se masturber devant moi. Tant mieux d’ailleurs, cela m’aurait beaucoup gêné. En revanche, qu’une femme se masturbe chez elle, je m’en fiche complètement… Mais je ne reflète certainement pas la position dominante de l’Eglise en vous disant cela. »
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