Le langage du baiser
Belinda Canonne est essayiste et romancière. Dernier ouvrage paru : La Tentation de Pénélope (Stock, 2010).
Une des premières choses que l’on entend dans la conversation, lorsque l’on parle du baiser, c’est que les prostituées n’embrassent pas. Pourtant, elles vendent leur corps, ce qui nous apparaît à juste titre comme un terrible commerce, où l’on ne « travaille » pas, quoi que l’on en dise, mais où, parce que l’on est démunie, on est contrainte de se livrer, de se vendre, à la jouissance d’autrui. Alors, pourquoi ce refus d’embrasser quand le sanctuaire du corps lui-même n’est plus sacré ? Il me semble que la réponse se trouve dans l’extrême parenté du baiser amoureux avec le désir. Comme celui-ci, le geste d’embrasser répond à une impulsion profonde qui ne se commande pas. C’est sans doute pourquoi la prostituée le réserve à celui qu’elle choisit vraiment. Elle peut vendre son corps, qui est chose matérielle, tandis qu’elle ne peut céder ce qui est immatériel, ce mouvement intime et ingouvernable vers autrui, qui ne peut faire l’objet d’aucune transaction marchande.
Si je dis « parenté avec le désir », c’est aussi pour le distinguer du plaisir. Non que j’aurais quelque chose contre le plaisir, et certes le baiser en procure d’abondance. Mais on sait bien que, alors que le plaisir peut être solitaire, désirer, c’est toujours désirer « un autre », précis. De même, on embrasse toujours « quelqu’un » : le baiser, comme le désir, est une rencontre (délicieuse) avec autrui, autrui que l’on aura élu entre tous… D’ailleurs, ici réside la beauté particulière du baiser : on le donne rarement sans amour. Ne dit-on pas que l’on peut mesurer l’état de la relation dans un couple à la fréquence des baisers échangés ? C’est peut-être pourquoi Musset écrit, dans son poème Idylle (in Poésies nouvelles(Flammarion, “GF”, 2000)), que « le seul vrai langage au monde est un baiser ».
Il existe une tendance forte de notre époque qui consiste à croire que tout s’explique par la biologie, et à nous ramener à notre animalité. Ainsi ai-je entendu un scientifique prétendre que la nature érogène du baiser serait liée au fait que la bouche est très proche du cerveau. En somme, que l’excitation provoquée par un baiser amoureux résulterait de la faible distance que doit franchir le stimulus pour atteindre le centre du système nerveux. Sans m’appesantir sur le fait que la nature a donc bien mal conçu nos corps où, que je sache, le plus sensible ne se trouve pas si près de la tête, je dis : si le baiser nous affecte si intimement, s’il est toujours profonde rencontre avec un autre, n’est-ce pas plutôt que les lèvres font partie du visage, ce visage où s’inscrit pour chacun l’humanité même ? Noblesse du baiser si humain…
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