| On refuse peut-être sciemment de tenir compte que Thales de Milet, le père de la philosophie grecque, par sa curiosité aiguisée et son sens de l'observation, prévoyant une abondante récolte d'olives, il aurait monopolisé les pressoirs pour mieux monnayer leurs services. Les sophistes, au sens noble du terme, étaient des philosophes qui se jetaient dans la mêlée, qui s'immisçaient dans le quotidien des gens, agissaient sur les événements et savaient tirer de gros profits matériels et pécuniaires de leur activité philosophique. Dans la Grèce antique, plusieurs philosophes se sont occupés activement et pratiquement de politique pas seulement dans leurs livres. Pythagore, a fondé un parti aristocratique à Crotone. Socrate, constitue la figure du philosophe modèle par excellence en matière de citoyenneté. Il prend à coeur son rôle de philosophe-citoyen. Sa vie philosophique fut un engagement politique, citoyen. Marc-Aurel a passé le plus clair de son temps martialement vêtu, casque en tête et épée à la main tout en étant pétri de la doctrine philosophique austère qu'est le stoïcisme. Les spéculations métaphysiques ne le rendaient nullement inapte à l'action ni ne le détournait de l'action politique concrète. Il fut un grand empereur-philosophe.
Certains des principes développés par Montesquieu, homme de lettres et philosophe français, dans son maitre-ouvrage, l'Esprit des Lois, véritable somme d'histoire politique comparée, ont inspiré la constitution américaine. Voltaire, l'une des principales figures du siècle des Lumières intervenait publiquement dans toutes les affaires où sévissaient la force de l'injustice et la violence des préjugés. Les idées développées par le philosophe génevois de langue française, Jean Jacques ROUSSEAU, dans son Contrat Social ont exercé une influence décisive sur certains acteurs de cette période de profondes transformations politiques et sociales qu'a connues la France pendant près d'une décennie (1789-1799) .Les idées émises par ce philosophe ont dépassé la seule expérience révolutionnaire pour s'étendre à toute la pensée libérale du XIX siècle. Dans Emile, il propose sa conception de ce que doit être l'éducation d'un futur citoyen capable de s'intégrer dans une société justement organisée. Les philosophes éclaireurs du 18eme siècle, dans la diversité formelle de leurs oeuvres ont proposé de réformer la société, les institutions, les moeurs. Par leurs idées nouvelles révolutionnaires, les philosophes des Lumières sont les ancêtres intellectuels de la grande révolution française de 1789. Le texte fondateur des démocraties occidentales modernes à savoir la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen, rédigé dès le mois d'Août l789 s'inspire à la fois des idées de Rousseau mais aussi de la pensée de Montesquieu.
Le philosophe et révolutionnaire Condorcet a rédigé un projet de réforme de l'instruction publique. Jean Paul Sartre, figure emblématique de l'intellectuel du XXe siècle, fut de tous les combats. Par sa philosophie de l'engagement, il a joué un rôle de premier plan dans les grands débats politiques, philosophiques de son époque. Philosophe qui se veut « engagé », il impose une image d'intellectuel engagé qui a pris fait et cause pour les mouvements anti-impérialistes, pour la décolonisation. Ses engagements politiques en faveur du Mouvement de la Paix après la guerre, contre l'invasion soviétique en Hongrie en l956, contre la politique algérienne du gouvernement français montrent de façon éloquente que certains philosophes se jetaient dans la mêlée.
Karl Marx, économiste-philosophe allemand, faisant sienne la compréhension hégélienne de l'histoire assigna à la philosophie, une mission réformatrice ou révolutionnaire, celle de transformer le monde. « La philosophie classique interprète le monde, mais ce qui importe, c'est de le transformer » a écrit ce théoricien révolutionnaire philosophe allemand. Ce que Marx écrit, ce ne sont pas des oeuvres simplement théoriques, elles sont au service de l'action et du combat. Herbert Marcuse, philosophe américain d'origine allemande a participé à la lutte contre le nazisme qui prônait la purification de la race aryenne et l'élimination des juifs. Le philosophe et logicien britannique Bertrand Russel, porte-parole de la pensée libre ne cessa de lutter contre l'utilisation militaire de l'arme nucléaire et fonda avec Jean Paul SARTRE à Stockholm le tribunal des « crimes de guerre » dont le but était de rechercher si les Américains violaient le droit international au Vietnam.
De nos jours, dans certains pays, on s'adresse volontiers aux philosophes lorsqu'il s'agit de prendre de grandes décisions dans les domaines de la bioéthique, de la politique, de la religion...Dans sa Lettre encyclique sur les rapports entre foi et raison, le Pape Jean Paul II a écrit que « la philosophie est une des tâches les plus nobles de l'humanité ».
Donc, il s'évidente que tous les philosophes n'étaient pas des sages pontifiants qui ont déserté la vie active, pour se perdre dans la spéculation oiseuse. Il est des philosophes qui ne se sont pas détournés des exigences concrètes de l'existence,mais au contraire qui se jetaient dans la mêlée.
4.-Sur le prétendu détachement progressif des sciences de la philosophie.
En ce qui concerne le prétendu abandon de la philosophie par les sciences, il est d'une façon inopportune d'envisager le phénomène sous cet angle. Les sciences, comme on l'a trop souvent laissé croire, n'ont pas véritablement abandonné la philosophie, les unes après les autres. Ces sciences( les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie, la psychologie, la sociologie ...) sont tout simplement parvenues progressivement à un degré de maturité qui leur aura permis de voler de leurs propres ailes, de réaliser leur vocation sans trop de servitudes, sans trop de dépendance par rapport à l'Alma Mater de laquelle elles ne sont point libérées. Certaines disciplines considérées comme des anciennes branches de la philosophie devenues autonomes, comportent aussi un volet proprement philosophique. Ainsi on a une philosophie de la physique, une philosophie de la psychologie et d'autres, comme la science politique entretient un dialogue permanent avec la philosophie politique. De même, la biologie, qui a longtemps été entravée par son appartenance à la philosophie avec les grands axes de la réflexion sur le vivant à savoir les thèses finalistes, mécanistes et vitalistes revient par une porte dérobée. En effet, à l'orée du XXIe siècle, le développement des bio-techniques a pour corollaire, l'apparition d'un nouveau champ d'étude philosophique : la bioéthique. Comme le montre Dominique Lecourt, « derrière toute science, existe une philosophie ». Cependant, elle n'est pas toujours complètement explicite, mais elle est toujours présente. Le scientifique ne démontre pas tout scientifiquement mais prend des contenus à la philosophie. Lorsque la science progresse, ce n'est pas seulement d'une révolution scientifique qu'il s'agit, mais aussi d'une révolution philosophique.
5.- Par son caractère pluriel, critique, la réflexion philosophique n'est pas étrangère à la dimension historique de notre temps.
Il est inévitable que la spécificité, les diverses angoisses existentielles d'une époque, marquent profondément la philosophie. La réflexion philosophique dans son caractère fondamental, critique, pluriel, ouvert n'est nullement statique. Donc, elle n'est nullement étrangère à la dimension historique de notre époque marquée par les coûts et risques d'une globalisation sauvage non encore maitrisée, l'existence des grands marchés économiques, la crainte du clonage humain totalement réussi, les problèmes liés à cette conjoncture de la pensée unique etc. La réflexion ouverte et sérieuse est capable de poser les problèmes liés à la globalisation, à la mondialisation qui tend à « transformer la communauté humaine en nouvelle jungle des intérêts concurrentiels contradictoires ». Parce qu'elle est critique, sérieuse, plurielle et ouverte, la réflexion philosophique saura mieux éclairer l'homme contemporain sur les problèmes liés a la mondialisation non encore maîtrisée, sur l'extrême urgence, l'absolue nécessité et le grand et urgent besoin de maitriser les nouvelles réalités contemporaines et dans la perspective de choix plus justes et plus humains.
6.- La science ne détruit pas la philosophie. Au contraire, elle la relance, l'oblige à de nouvelles interrogations.
Enfin, il est sans conteste que la science contemporaine nous a permis de bénéficier d'étonnantes découvertes technologiques; elle a apporté une réponse à un grand nombre de questions qui préoccupaient l'humanité. Les progrès scientifiques nous plongent dans l'émerveillement. Jamais dans l'histoire, l'humanité n'a joui d'autant de confort physique, d'autant d'appareils mécaniques et de commodités ultramodernes. Elle a organisé toutes les fonctions de la vie quotidienne, des plus vitales aux plus ludiques. Elle a donné à l'homme des moyens d'action extraordinaire. On se sent capable grâce à la science ou presque d'accomplir l'impossible. La science contemporaine semble en passe de réaliser le rêve de Descartes de rendre « l'homme comme maitre et possesseur de la nature ». On ne peut pas nier les bienfaits innombrables dont la science nous comble en matière de santé. Les progrès de la médecine contemporaine et la découverte de nouveaux produits pharmaceutiques permettent d'entretenir une survie prolongée, repoussent sans cesse les limites de la mort. Les chirurgiens font des transplantations de coeurs humains et d'autres organes. L'homme a marché sur la Lune, et est revenu sain et sauf sur la Terre ; des sondes spatiales ont atterri sur Mars et transmis des photographies en gros plan du sol martien ; d'autres sondes ont passé près des plus lointaines planètes et nous ont permis d'avoir d'exceptionnelles prises de vues de Jupiter et des anneaux de Saturne .... La techno-science favorise un monde magique, fascinant. Nous vivons maintenant à une époque d'étonnants miracles technologiques ou la vie se poursuit de plus en plus au moyen de boutons automatiques, un monde presse-bouton où le travail est en majeure partie fait par des machines.
Cependant, l'éclat de la puissance effrayante et salvatrice de la techno-science contemporaine ne peut sonner le glas du vif rayonnement de la réflexion philosophique. La philosophie ne recule pas quand la science se développe. Au contraire, la complexité multiforme du potentiel technologique, les progrès scientifiques prodigieux, fantastiques et les découvertes technologiques sensationnelles, impressionnantes font surgir de nouveaux problèmes philosophiques. Ils ouvrent la voie à de profondes méditations, de mûres réflexions pour les philosophes, car les savants qui agissent n'ont pas toujours le temps de comprendre ce qu'ils font, il revient donc à la philosophie d'apporter des éléments de réflexion aux savants. L'excès de puissance meurtrière de tout l'arsenal atomique du « club des pays nucléaires », les effroyables effets d'une explosion atomique ne laissent pas indifférent les philosophes. Ces derniers signalent que les ravages les moins importants d'une guerre nucléaire seraient déjà énormes, désastreux, incalculables.
On constate de nos jours une attitude ambivalente vis-à-vis de la science. Considérée comme vecteur de progrès, elle est devenue de nos jours un facteur d'inquiétude. Cette confiance dévote dans la science et ses vertus fait place de nos jours à un sentiment de crainte. Désormais, plutôt que de rappeler les progrès dus à la science, on met parfois l'accent sur ce qu'on pourrait appeler « les infortunes du progrès scientifique et technologique ». Donc, la science a perdu son innocence, pour répéter Jean Marc Biais.
Quand la science nous donne les moyens et les connaissances techniques pour maitriser les forces de la nature, c'est la philosophie qui nous permet de responsabiliser la société. Comme le souligne Fougeyrollas « jamais le besoin d'un nouvel élan philosophique et les chances d'un nouvel essor de la pensée philosophique n'avaient été aussi grande ». En effet, la science pose elle-même des problèmes à la fois théoriques et pratiques qui nécessitent la réflexion philosophique. Et la connaissance scientifique se révèle insuffisante quand on considère les problèmes moraux et les problèmes métaphysiques. La science peut nous permettre de maitriser techniquement nos conditions de vie, elle ne peut en aucun cas nous dire comment vivre. La philosophie répond à un besoin fondamental auquel ne peut répondre la science, le besoin de trouver un sens à la vie. Elle ne nous dit rien sur le sens de la vie, elle est muette sur l'homme et son destin. Donc, il restera des domaines qui lui resteront inaccessibles en raison de sa nature même et qui resteront l'apanage de la philosophie. La science reste impuissante dans un triple domaine, qui demeure celui de l'interrogation philosophique : tout d'abord, la pensée des essences, car tenter de définir l'essence des sciences et de la connaissance demeure la tache de la philosophie, ensuite, la pensée de ce qui dépasse les limites de la connaissance scientifique et qui pourtant continue a intéresser notre raison sont de l'ordre du suprasensible et c'est toutefois le rôle de la raison pratique que de prendre en charge cette dimension et enfin la pensée des valeurs et des fins car, si l'entendement scientifique a pour objet les phénomènes et leurs rapports constants, il reste muet sur ce qui doit être. Seule la philosophie peut poser des questions relatives aux valeurs.
Donc, la science ne détruit pas la philosophie. Au contraire, elle la relance, l'oblige à de nouvelles interrogations. « La philosophie commence par le désaveu de la science, écrivait Merleau-Ponty, non qu'il ne faille pas faire confiance en la science pour ce qu'elle sait, mais au sens ou nous ne saurions admettre que la science nous dispense de philosopher ou nous fasse croire que nous n'avons plus besoin de la philosophie grâce a elle ». Seule la réflexion philosophique peut permettre d'identifier les principes et les valeurs en cause, seule elle peut faire voir dans quel sens orienter le développement des techniques de façon qu'elles servent l'humanité au lieu de l'assujettir.
Et enfin dire de la science qu'elle vaut mieux que la philosophie, c'est philosopher. On ne peut parler scientifiquement de la science mais seulement philosophiquement. Blaise Pascal écrivait : « se moquer de la philosophie, c'est faire de la philosophie sans le savoir ». Montrer l'inutilité de la philosophie, c'est encore philosopher. Karl JASPERS, dans son Introduction à la Philosophie montrant que l'être humain ne peut se passer de la philosophie disait : « quiconque la rejette affirme par là même une philosophie, sans en avoir connaissance. La philosophie ne se justifie pas, elle se communique ».
Conclusion.- Nous pensons que la philosophie est trop utile pour être banalement utile. Parce qu'elle n'est pas trivialement efficace, on peut être tenté de penser qu'elle est totalement inutile. Même si elle n'est pas toujours parfaite, comme d'ailleurs toute oeuvre humaine, elle demeure une inutilité salutaire, elle présente une complexité éclairante, elle fait montre d'une abstraction bien concrète et offre des contradictions enrichissantes. La philosophie est un spectacle qu'on n'applaudit jamais mais qui tient l'affiche éternellement.
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